Interview Francophone
Pour un meilleur 21ème siècle
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Interview de M. Philippe Freyssinet, Directeur Général Adjoint de l’ANR
by Ingrid Vaileanu and Florin Paun
Question :
Quel est l’impact des enjeux d’évaluation sur l’évolution des modèles d’innovation en France ?
Philippe Freyssinet :
Le financement de la recherche sur projets mais aussi la nouvelle dynamique d’évaluation des acteurs de la recherche et de l’innovation contribuent à de nouvelles réflexions sur l’évolution actuelle des stratégies d’innovation en France. Les réformes récentes reflètent surtout une forme de convergence par rapport à ce que se pratique en matière de système de recherche et d’innovation dans les autres pays développés.
D’après ERA-Watch, la part de recherche contractuelle en France par rapport au financement direct (sous forme de dotation directe) est évaluée à environ 10% du budget de recherche. Nous sommes à un niveau relativement bas par rapport à l’Allemagne qui est à 30%, la Grande Bretagne et le Japon à environ 50% ou bien les États Unis à 65% tout comme certains nouveaux accédants à l’Union européenne comme par exemple la Slovénie avec 80% de son budget public de recherche financé sur une base contractuelle, souvent grâce au FEDER. La situation est donc très contrastée selon les pays et cela a de fortes incidences sur les modes de gouvernance de la recherche et de l’innovation, ainsi que sur la manière dont la recherche est produite, y compris sur les plans culturels et sociologiques.
Le modèle français d’innovation est issu de structures créées à la sortie de la Seconde Guerre mondiale dans les années 50-60 et la création des grands organismes de recherche comme le CEA, le CNRS, l’INSERM ou encore l’INRA. Il s’agissait de répondre à des enjeux cruciaux de l’après-guerre en matière industrielle, agricole ou de santé, et d’acquérir un leadership en matière de recherche fondamentale. L’innovation était largement pilotée par la commande civile ou militaire de l’État. Notre industrie nucléaire, aéronautique, ou encore spatiale est largement issue d’un modèle d’innovation de recherche duale avec des applications civiles et de défense. De même, les importants besoins de la France en matière d’autosuffisance alimentaire à cette période ont amené au développement d’une capacité de recherche et développement très importante dans le domaine agronomique. Ce modèle a très bien fonctionné pendant les Trente Glorieuses avec parfois des stratégies de rattrapage analogues à celles suivies par certains pays émergents actuellement. Il faut signaler que ces politiques d’innovation conduites par l’État ont relativement ignoré le tissu universitaire français. Les fondamentaux de ce système perdurent encore aujourd’hui et c’est ce qui crée la spécificité du système français de recherche et d’innovation par rapport à la majorité des autres pays où la recherche universitaire est dominante.
Les enjeux actuels de politique scientifique et d’innovation consistent à dépasser ce mode d’organisation de la recherche publique et à le rendre plus adapté aux problématiques de globalisation de la recherche et de l’innovation. Et cela dans un contexte où la recherche où de nouveaux pays leaders apparaissent (Pays Scandinaves, Suisse, Singapour par exemple), et où la concurrence des pays émergents (Chine, Corée, Brésil notamment) va être très perceptible d’ici une décennie.
Comment envisager des outils d’aide à l’innovation pour tous les acteurs économiques : les PME, les grands groupes les chercheurs ? Ces acteurs sont souvent dans des postures d’asymétries culturelles, de risque, et de temporalité qui les empêchent de travailler efficacement ensemble pour viser l’innovation. Comment envisager l’évolution du modèle d’innovation français pour soutenir ces acteurs divers de l’innovation visant la compétitivité et la création d’emplois ?
Cette question est au cœur du débat actuel sur la politique de l’innovation comme l’illustre le récent rapport Beylat – Tambourin qui identifie des pistes pour poser les bases d’une politique d’innovation systémique considérant le système dans son ensemble depuis la recherche amont jusqu’aux dispositifs de soutien aux PME.
Je m’exprimerai essentiellement sur les composantes relevant de la recherche publique. Comme évoqué précédemment, le système d’innovation français est hérité de structures mises en place dans le contexte de l’après- guerre. Les modèles d’innovation et de transfert de technologie ont été largement portés par des grands organismes de recherche finalisés à commencer par le CEA ou d’autres organismes comme l’IFP en lien avec les grands groupes et les réseaux des grandes écoles. C’est un système fondé sur la culture de l’ingénierie qui a obtenu des résultats remarquables avec des positions de leadership dans plusieurs grands secteurs industriels (aéronautique, spatial, nucléaire, génie civil, etc.). Le CNRS alimentant l’ensemble du système par sa recherche fondamentale. Contrairement aux idées reçues, le système français de recherche et d’innovation a toujours eu des liens étroits avec le monde industriel, mais principalement avec les grands groupes qui traditionnellement étaient porteurs de la R&D en France, à l’inverse des PME dont l’intensité de R&D est relativement faible par rapport à d’autres pays.
Aujourd’hui en matière d’innovation, la France pointe au 11ème rang en Europe d’après le classement de la Commission européenne et se trouve dans le groupe des pays « suiveurs ». Ce décrochage illustre une réelle difficulté du « modèle d’innovation français » à être performant dans le contexte d’une recherche très ouverte et fortement globalisée, avec une multiplicité de modèles d’innovations en fonction notamment des secteurs technologiques.
Les causes de ces difficultés sont multiples et relativement bien connues. J’en citerai trois qui me paraissent importantes, car elles ont un poids historique et culturel : dans le domaine de la recherche publique, le poids de la recherche technologique est relativement plus faible que dans les pays leaders en (Allemagne, Autriche, Pays Scandinaves). C’est probablement la résultante du clivage entre universités et écoles d’ingénieur, dans lesquelles la place de la recherche a été longtemps négligée, les universités investissant relativement peu sur ces secteurs. Un retard important a été donc accumulé en matière de formation et de recrutement de jeunes chercheurs dans les domaines de sciences de l’ingénieur.
Le second facteur tient à la spécialisation des organismes de recherche finalisée dans des champs d’applications spécifiques, qui n’a pas suffisamment favorisé l’interdisciplinarité et le transfert de technologies. De plus, le système de recherche français a longtemps cultivé l’excellence disciplinaire, notamment en matière d’évaluation des laboratoires et des carrières de chercheurs. La prise de conscience de la transversalité et de la pluridisciplinarité est relativement récente dans les organismes de recherche. Ce système cloisonnant a, à mon sens, freiné l’essor de champs technologiques émergents comme par exemple dans les biotechnologies. La biologie fondamentale étant portée notamment par l’université ou le CNRS, les organismes de recherche finalisée, affectés par l’État à d’autres missions, ont relativement peu accompagné sur le plan technologique les bouleversements scientifiques de la biologie.
Enfin le troisième facteur, tient à la capacité d’accélération et d’investissement de la recherche publique. Les statistiques de l’OCDE illustrent bien sur 30 ans notre positionnement par rapport aux pays ayant des performances supérieures à la France en matière d’innovation. La part de budget de la recherche a longtemps décru depuis le début des années 90 jusqu’en 2005, où en accompagnement de la stratégie de Lisbonne il a recommencé à croître pour atteindre 2,2% du PIB en 2011, mais l’on reste loin de l’objectif de 3%. D’autre part, la construction budgétaire de la recherche publique a privilégié l’emploi scientifique au détriment de l’environnement scientifique des chercheurs et de l’investissement scientifique. Ainsi, on peut s’interroger sur l’excellence française dans certaines disciplines comme les mathématiques par exemple, domaine relativement « peu coûteux » par rapport à d’autres domaines de recherche nécessitant des investissements lourds en équipements pour rester dans la course. Le budget des organismes de recherche est actuellement très fortement impacté par les coûts de personnel, ce qui ne permet plus de dégager des marges de manœuvre pour avoir une politique d’investissement scientifique construite sur le long terme. L’initiative des investissements d’avenir et de son important volet «recherche et innovation» partait de ce constat et s’inscrit dans une stratégie de rattrapage en matière d’investissement scientifique.
Question :
Est-ce qu’on peut identifier une évolution des stratégies de gouvernance des enjeux d’innovation surtout par le nouveau rôle des PME et du territoire ?
Philippe Freyssinet :
la prise de conscience du rôle des PME dans les stratégies d’innovation est générale et la crise actuelle renforce le discours en faveur d’un soutien à l’innovation portée par les PME. Il y a un consensus politique très fort pour stimuler l’innovation notamment au travers des PME. Cela prend actuellement différentes formes dans les politiques publiques :
- ... Une stimulation fiscale grâce au crédit d’impôt recherche qui est l’un des plus attractifs en Europe.
-... Des subventionnements de la recherche partenariale public-privé, notamment par le biais du fonds unique interministériel et de l’ANR ou encore des aides régionales.
-... La mise en place des sociétés d’accélération et de transfert technologiques (SATT) qui ont des vocations de couvertures territoriales pour le soutien à la maturation technologique visant également à amplifier la valorisation de la recherche publique.
La gouvernance du système s’appuie aussi beaucoup sur la notion de pôles de compétitivité. Cela repose sur le constat que les modèles d’innovation performants sont souvent issus de clusters où une symbiose se développe
autour du triptyque recherche-formation-industrie et sur la notion de constitution de masse critique afin d’atteindre une visibilité sur le plan national ou international. Les politiques publiques et d’aménagement du territoire visent à renforcer l’effet de cluster.
Il y a actuellement un débat sur le bon niveau de gouvernance entre la proximité régionale dont doivent bénéficier les PME et le niveau national. Les rôles et responsabilités entre ces deux niveaux ne sont actuellement pas tranchés.
Question :
Comment envisager un système d’innovation qui intègre à la fois les approches technologies push et market pull ?
Philippe Freyssinet :
il est absolument nécessaire d’intégrer ces deux composantes dans la gouvernance des systèmes d’innovation. Et pourtant elles répondent à des logiques très différentes et on pourrait imaginer des instruments de gouvernance adaptés en fonction de ces deux types de logiques. À ma connaissance, il n’y a pas encore de politique publique distinguant ces deux schémas d’innovation.
Les politiques d’innovation autour de la notion de « technology push » ont bien fonctionné historiquement en France avec les grands exemples industriels que l’on connaît (rail, aéronautique, spatial, nucléaire, etc.). C’est beaucoup moins vrai pour la période récente, où l’innovation dans le domaine du numérique répond à des logiques similaires, mais qui n’a pas vu apparaître de leadership mondial français.
L’innovation «market pull» fonctionne relativement bien en France, notamment dans le domaine où le marché est tiré par la commande publique ou la règlementation. On voit apparaître beaucoup d’innovation autour de l’industrie des services.